de Jehan » 25 Avr 2006 14:30
Pour les non anglicistes, mais sans les photos, hélas !
FALSTAFF
De Orson Welles
Espagne/Suisse - 1965 - Noir et Blanc - 1 h 55
Scénario : Orson Welles, d’après les pièces de Shakespeare Richard II, Henry IV, Henry V, les Joyeuses Commères de Windsor
Photo : Adolphe Charlet, Jorge Herrero
Musique : Angelo Lavagnino
Montage : Fritz Mueller
Production : International Film Espanola / Alpine
Distribution : Connaissance du Cinéma.
Interprètes : Orson Welles (sir John Falstaff), John Gielgud (le roi Henri IV), Jeanne Moreau (Doll Tearsheet), Margaret Rutherford (Mrs Quickly), Marina Vlady (Kate Percy, lady Hotspur), Fernando Rey (Worcester), Keith Baxter (le prince Hal, le roi Henry V).
A la fin de sa vie, Falstaff évoque ses souvenirs. Joyeux compère, il partagea les frasques du prince Hal, guerroya malgré sa couardise et joua mille tours aux voyageurs. Mais lorsque Hal succéda à son père Henri IV, il renia et bannit son vieux compagnon, témoin de son passé frivole. Falstaff en meurt de chagrin.
Orson Welles n’a réalisé en plus de trente ans qu’une quinzaine de films. Trois sont des adaptations de pièces de Shakespeare, à qui le cinéaste vouait un culte tel qu’il a illustré une édition de plusieurs de ses pièces dès l’âge de dix-neuf ans, puis n’a cessé de l’adapter pour la scène, la radio, le disque, le cinéma et la télévision.
Si Macbeth (1947) et Othello (1952) se présentent comme des adaptations relativement classiques, Falstaff (1966) est une entreprise infiniment moins conventionnelle, qui mêle les répliques de cinq pièces historiques différentes. La figure centrale en est celle du prince Hal, futur roi Henry V, partagé entre les choix opposés que représentent le roi Henry IV, son père légitime, et le truculent Falstaff. L’un ascétique, l’autre braillard, paillard et ivrogne. L’un défenseur de l’ordre, l’autre apôtre de la débauche.
Au-delà des apparences, c’est une nouvelle fois le conflit entre l’amitié et les valeurs absolues qui la mettent en cause qui se joue ici, comme dans tant d’autres films de Welles qui concluent tous à la nécessité morale de la trahison. Au soir de sa carrière de réalisateur, Welles revient à un de ses plus anciens projets, plusieurs fois remis en chantier depuis sa première version en 1939, pour livrer son œuvre la plus personnelle, et sans doute aussi l’une des plus spectaculaires tant il y expérimente audacieusement avec des formes nouvelles.
Jean-Pierre Berthomé
Falstaff (Chimes at Midnight) n’a pas l’aura de La Dame de Shangai ou de La Soif du mal. C’est pourtant une des œuvres qui tenait le plus à cœur au réalisateur de Citizen Kane et que la critique d’Outre-Manche et d’Outre-Atlantique tient pour « le chef-d’œuvre de Welles » (Joseph McBride, Orson Welles, Rivages-Cinéma). Celui qui, selon la légende, « pratiquait » Shakespeare dès l’âge de sept ans, construit ici, en toute liberté, sa propre pièce stratfordienne en juxtaposant et compressant des emprunts aux deux Henri IV, à Henri V, Les Joyeuses Commères de Windsor, Richard II (avec un brin des Chroniques d’Angleterre de Raphael Holinshed). Personnage secondaire mais récurrent chez Shakespeare, Falstaff devient héros et pivot du film. « … de même que Shakespeare portait témoignage d’un monde déchiré par la coexistence des valeurs chrétiennes et des valeurs modernes, Welles prolonge jusqu’à nous cette inspiration, et son pessimisme se nourrit aux mêmes sources. Et paradoxalement l’éthique chevaleresque, qui pour Welles est la forme authentique dans laquelle l’humanisme du XXème siècle peut s’incarner, est délibérément trahie par les classes dirigeantes. Seules les individualités que ne lie aucune appartenance de classe peuvent retrouver le sens des valeurs nobles, mais alors, c’est pour critiquer un univers de philistins », écrivait Jean Domarchi à propos de La Soif du mal en 1958, commentant à son insu Falstaff huit ans avant sa sortie parisienne. Tout en demeurant éblouissant formellement (la fameuse bataille de Shrewsbury), le film se met au service des acteurs et du propos, une méditation de plus en plus acerbe sur le vieillissement, la mort et le « sentiment dérisoire » (S. Daney, Cahiers n° 181) qui consume l’exercice du pouvoir en pure perte. A méditer pour les grands mondes d’aujourd’hui…
Joël Magny, Cahiers du cinéma - N° 495 - Octobre 1995.
Aussi, l’entreprise Falstaff se comprend-elle mieux. La question demeure néanmoins : Welles avait-il le droit de tailler dans Henry IV (1597), Henry V (1599), Les Joyeuses Commères (1600-1601), pour créer une seule unité dramatique ?
Il ne fait guère de doute que, selon l’orthodoxie shakespearienne évoquée plus haut, Orson Welles, une fois encore, a pris de grands risques. Le personnage de Falstaff en valait-il la peine ? Le film répond.
Dès sa création, le gros Sir John paraît avoir été animé du désir de prendre plus de place que celle prévue par l’auteur. La légende veut même que ce soit sur l’instance d’Elizabeth 1re qu’il ait été ramené sur scène. Il serait sans doute hasardeux d’avancer que Shakespeare fit mourir Falstaff dans Les Joyeuses Commères uniquement pour s’en débarrasser, mais l’on peut imaginer qu’il a trouvé dans sa disparition, outre le sommet dramatique de la confrontation avec Hal en proie à la royauté, l’avantage de la tranquillité. Soyons sûr d’une chose : si Shakespeare avait voulu écrire Falstaff, il l’aurait fait.
Welles, lui, tente l’aventure, car, dit-il, « Falstaff, c’est moi ». C’est bien la seule justification possible. Mais choisissant délibérément le personnage pour des raisons d’affinité, Welles ne peut éviter de sacrifier la structure dramatique. Des lambeaux de pièces ne font pas une pièce, et quel qu’habile que soit le chirurgien, les cicatrices demeurent. Paradoxalement, le respect dont Welles fait preuve à l’égard du texte, démonté puis remonté, borne son projet.
(...)
Revers heureux de la médaille, ce qui limite l’entreprise, ou tout au moins, répétons-le, la dévie, en constitue l’intérêt. Car Falstaff-Welles est captivant, toujours émouvant, parfois sublime.
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Falstaff ne s’en tient évidemment pas là. Le magnifique travail du maître-chef-opérateur Edmond Richard exalte la direction d’acteurs, tel le lever de Hotspur (avec Marina Vlady et Norman Rodway, tous deux excellents) chez lui, dans la lumière glorieuse du matin, séquence ironique, tendre, chaleureuse, telle aussi la veillée nostalgique et ratiocineuse de Sir John et Shallow, devant l’être dont les flammes luttent contre l’envahissement des ténèbres. Car Falstaff est aussi une méditation grave sur le vieillissement, la mort, le Temps donc, – thème qui court en filigrane de toute l’œuvre de Welles depuis Citizen Kane, mais alors il devait se grimer pour se vieillir et à présent la phrase leitmotiv de Shallow, « the days that we have seen » pourrait être la sienne.
Philippe Pilard, Image et Son - N° 199 - Novembre 1966.
Filmographie
The Hearts of Age (1934) - Too Much Johnson (1938) - Citizen Kane (1941) - La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons, 1942) - Voyage au pays de la peur (Journey into Fear, 1942) - Le Criminel (The Stranger, 1946) - La Dame de Shangai (The Lady of Shangai, 1948) - Macbeth (1948) - Othello (1952) - Monsieur Arkadin / Dossier secret (Confidential Report, 1955) - La Soif du mal (Touch of Evil, 1958) - The Fountain of Youth (1958) - Le Procès (The Trial, 1962) - Falstaff (Chimes at Midnight / Campanadas a medianoche, 1965) - Une histoire immortelle (The Immortal Story, 1968) - Vérités et mensonges (F for fake / Nothing But the Truth, 1975) - Filming Othello (1978).
Bibliographie
Citizen Kane, Jean-Pierre Berthomé et François Thomas (Ed. Flammarion).
Welles au travail, Jean-Pierre Berthomé et François Thomas
(Ed. Cahiers du cinéma - Parution en automne 2006).