Bonjour à tous,
Tancrède étant actuellement en Iran - à la recherche des premières forteresses de la secte des Assassins -, je ne pouvais rester impassible et laisser ce passionnant débat s’éteindre en attendant son retour…
Permettez moi tout d’abord de vous complimenter pour la haute tenue de ce forum qui fourmille de réflexions et questions captivantes.
C’est à celle de Foulques – relative aux à origines égyptiennes des fortifications proches orientales à l’époque des Croisades – que j’aimerais tenter d’apporter quelques éléments de réponse.
Personnellement, je n’avais également pas connaissance de cette déconcertante forteresse de Bouhen.
D’après ce que j’ai pu en lire sur internet, celle-ci s’inscrivait dans un cordon de forteresses construites par les Pharaons égyptiens, d'Éléphantine à la 3ème cataracte du Nil, pour lutter contre la pression des peuples du pays de Koush (Koush étant l'un des noms que les anciens Égyptiens donnaient à la Moyenne et à la Haute Nubie).
On dénombre ainsi sept forteresses en Basse Nubie, essentiellement concentrées au niveau de la 2ème cataracte, et dix plus au sud en Haute Nubie. Ces points fortifiés semblaient répondre à un plan architectural commun : larges et profonds fossés, épaisses murailles ponctuées de tours carrées saillantes, percées d’archères à ébrasement, important glacis défensif…
C'est ainsi qu'aucun Nubien n'était autorisé à franchir la limite sud de la deuxième cataracte, sous peine de se voir reconduit à la frontière par les patrouilles égyptiennes qui sillonnaient le désert. Ces faits sont d'ailleurs d’une étonnante actualité (
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0 ... 467,0.html ) !
Aujourd'hui, la plupart de ces citadelles gisent - hélas - sous les eaux du Lac Nasser.
Pour en revenir à la question posée, à savoir l’hypothèse d’une influence égyptienne antique dans les programmes architecturaux des constructeurs francs à l’époque des Croisades, il est vrai que la ressemblance entre la muraille de Bouhen et certains ouvrages francs - par exemple l’enceinte « neuve » de Césarée (la belle inconnue

), construite par Saint Louis en 1251-52, et rajoutée tout dernièrement sur notre site - à de quoi frapper.
Néanmoins, il faut d’abord signaler que jamais la littérature castellologique relative à cette aire géographique, n’a établie de parenté directe – du moins, à ma connaissance – entre l’Egypte des Pharaons et les forteresses proches orientales de l’époque médiévale.
Sont bien plus volontiers évoqués l’héritage primitif grec, l’influence romaine, et surtout l’apport byzantin.
Est-ce là le fruit d’un cloisonnement des savoirs et des disciplines ? Rien n’est moins sûr.
S’il est en effet exact que les Francs - malgré une tradition établie de construction militaire dans le nord ouest de l’Europe avant le commencement des Croisades – furent subjugués en découvrant les fortifications d’orient, il s’agissait principalement là d’anciennes forteresses ou villes fortifiées byzantines (p.ex. Sâone, Bourzey, Anavarza, Nicée, Antioche, Edesse…) qu’ils se contentèrent le plus souvent de réinvestir.
Ils découvrirent par la même occasion une tradition caractérisée par une structure architecturale en pierre, des enceintes multiples, des tours espacées, dotées d’archères, mâchicoulis et entrées coudées.
Cette architecture étant bien évidemment plus sophistiquée que celle de l’Occident, es Croisés l’imitèrent effectivement dans les premier temps pour la transcender par la suite.
Il faut également insister sur l’atonie de la fortification arabo-musulmane à la même époque, les seuls ouvrages que découvrirent les Francs en Terre Sainte étant d’anciens fortins abbassides ou omeyyades, directement inspirés du bon vieux
castrum à tours angulaires romain.
Si l’on se penche plus particulièrement sur les fortifications fatimides de l’époque en Egypte, le bilan est pour le moins médiocre : il n’existe en effet que très peu de vestiges militaires et pas, à proprement parler, d’usages architecturaux locaux (ainsi, par exemple, les portes de l’enceinte du Caire furent elle construites à la fin du X° siècle par des architectes arméniens, reprenant les traditions architecturales de leur Caucase natal et non une quelconque inspiration pharaonique…)
Cet état de « sous développement » relatif prendra fin avec le sultan ayyoubide Malik el-Adil, frère et successeur de Saladin (1196-1218), marquant véritablement l’explosion de la fortification musulmane, laquelle sera ensuite révolutionnée par les Mamelouks pour faire face aux envahisseurs mongols.
Quant aux Francs, il est impossible qu’ils aient été physiquement en contact avec les fortifications de Nubie, malgré leurs incursions répétées en Egypte.
Pour résumer : inexistence d’une tradition architecturale proprement égyptienne à l’époque des Croisades, mais prédominance d’un l’héritage romain/byzantin latent, inspirant directement les Francs.
Reste à savoir qui inspira les Romains et donc les Byzantins. Il n’est pas à exclure que les Romains, étendant leur empire aux confins du monde, aient été en contact avec les fortifications égyptiennes de Nubie. Cela ne fait même aucun doute, puisqu’ils y livrèrent une lutte sans merci aux peuples d’
Aethiopia et d’
Abyssinia (poussant au sud jusqu’à Napata vers la Quatrième Cataracte du Nil), se soldant par une paix des braves en l’an -20.
Dans ce véritable creuset d’expériences et de traditions qu’était l’Empire romain, il y a fort à parier – mais ce n’est là que pure spéculation - que ces fortifications aient eu leur importance, ce qui permettrait ainsi d’établir une parenté indirecte entre ces premières et les fortifications médiévales proche-orientales. En définitive, pour reprendre et détourner le principe de Lavoisier, « Rien ne se perd, tout se
transmet ! »
