qu'est ce que la musique médiévale contemporaine ? celle qu'on entend sur nos CD, dans les concerts, dans les films etc..
Pour essayer de répondre à cette question, jetons un oeil (ou une ou deux oreilles ! ) à plusieurs enregistrements de la même oeuvre. Je ne ferai pas un exemple en particulier ici, mais imaginons ce qu'il se passe au niveau des chants de troubadours et de trouvères.
Si on écoute plusieurs versions anciennes (années 50) et contemporaines, on se rendra compte du monde qu'il y a entre chaque proposition. Tantôt c'est très éthéré (une note tenue et le chant presque pas orné), tantôt on aura une vision extrêmement festive (avec orchestre développé), tantôt on proposera une version très arabo-andalouse etc.
Pourquoi cette hétérogénéité ? pourquoi parle-t-on de "proposition" musicale et pas d'interprétation ?
La découverte de la musique médiévale est extrêmement récente. Elle est entièrement musicologique et c'est grâce à cette partie théorique de la musique qu'on a pu la jouer.
Tout d'abord, parlons de l'écriture.
Lorsqu'on veut jouer une "partition" médiévale, comme ici par exemple, "La Canso de la Lauzeta" du fameux Bernart de Ventadorn :

On se rend compte à quel point c'est difficile à transcrire. Pour transcrire une chanson de troubadour, il faut d'abord s'appercevoir que la portée n'a que quatre lignes et que la codification des valeurs rythmiques (noires et blanches) est très différente.
On remarque aussi que seule la ligne de chant a été notée.... aucune ligne d'instrument ne figure sur les quelques notations musicales laissées par les troubadours (ils ont surtout laissé des textes).
Pourtant, alors qu'on ene sait pas où sont longues et brèves, alors qu'on n'a aucune mesure indiquée et aucun instrument écrit, on a quand même des interprétations...
Les musicologues tentent dans un premier temps d'établir les rythmes de la mélodie (longues et brèves/blanches et noires) en se penchant sur l'étude de la langue. Or l'occitan a bien évidemment évolué en 800 ans, ce qui rend un peu hypothétique l'étude des accentuations phonétiques. Mais bon, on y arrive quand même un peu ! :med09:
Ensuite, on retranscrit tout ça sur une partition soumise aux codes contemporains, celles qui vous ont tant fait souffrir au collège...mais là encore, ce n'est pas évident : les deux types de notation étant différentes, elles doivent trouver des compromis. Le passage d'une notation à l'autre occasionne automatiquement des pertes.
Puis, à ce stade de la recherche on tente de déterminer l'instrument ou les instruments qui ont pu accompagenr la chanson. C'est une étude qui relève de l'iconographie, de l'archéologie et de la lutherie.
Des lectures permettent aussi de déterminer quel instrument était en vogue à quel époque et dans quelle région.
Et bien, une fois rendu là, le musicologue n'a pas fini. Il lui faut publier des théories qui ont trait à la stylistique du chant lié à l'art du trobar, afin que les musiciens sachent comment jouer. En effet, vous avez pu constater que sur la "canso de la Lauzeta" on a une voire deux notes maximum par syllabe. Si on la chante comme ça on entend bien que c'est impossiblement simpliste, et qu'aucun homme plongé dans une tradition orale ne peut chanter mécaniquement ce qui est écrit sur une partition (comme nous le faisons aussi, nous dont les oreilles et les yeux sont passés par Mozart et le romantisme). Ces partitions sont des "notes" au sens propre du terme, prises pour se rappeler globalement des contours de la mélodie. Elle n'est pas aussi importante que le texte à l'époque : le troubadour est le "trouveur de mots", le poète avant tout...
Plusieurs questions se posent parmi lesquelles :
- Quels ornements vocaux étaient pratiqués dans la mélodie ?
- Que jouait l'instrument accompagnateur ?
L'ornement vocal est une chose absolument subjective, bien qu'il soit toujours soumis à des modes et des conventions. Il dépend à la fois de la virtuosité du chanteur et des habitudes auditives véhiculée par la mémoire collective.
Les musiciens de ces trois dernières années ont bénéficié des recherches récentes sur la musique arabo-andalouse qui semble avoir beaucoup influencé le chant dans le Sud de la France, c'est pourquoi aujourd'hui, les musiques médiévales profanes fourmillent de tours de gorge arabisant.
On a aussi de l'arabie un élément fondamental : les instruments. Les luths, les hautbois et les percussions répendus dans l'occitanie avaient franchi le bassin méditerrannéen avec leurs qualités. Or un instrument induit une façon de jouer (vivaldi a trouvé ce qui était "violonistique" par exemple) et les motifs mélodiques "qui tombent naturellement sous les doigts" de l'instrumentiste sont de précieux indices pour répondre à la seconde question. Cela ne nous dit pas cependant si l'instrument était sollicité durant toute la chanson, s'il tenait une note, s'il jouait entre les phrases vocales des répétitions de la mélodie ou d'autres motifs plus libres ...

Une dernière petite remarque pour préciser qu'énormément de textes de troubadours n'étant pas accompagnés d'une ligne musicale écrite, on suppose que se pratiquant la méthode suivante, celle du Contrafactum.
Ce procédé d'invention s'observe dans nombre de cultures orales du bassin méditerrannéen. Il consiste à réutiliser une mélodie musicale déjà connue pour créer un nouveau poème. Notre Chanson de l'Alouette citée plus haut en image faisait partie des airs populaires immédiatement reconnus à l'oreille par le quidam du XIIè s.
Bien évidemment, toutes les chansons de trobaïritz n'existant qu'à l'état de poèmes, ont été interprétées selon ce procédé, laissant aujourd'hui largement place à la controverse quant aux choix des mélodies employées.
Par exemple, la Comtesse de Die, amoureuse de Raimbaut d'Orange, a probablement écrit ses textes pour qu'ils soient chantés sur les mélodies de l'amant, lui même grand troubadour. Une façon de codifier les entrelacs de l'amour courtois...
Naturellement, vous aurez compris que les musiques médiévales proposées selon les études les plus poussées n'empêchent pas le fait que la musique médiévale est un son totalement perdu. Les voix, les sonorités instrumentales ne sont que peu ou pas du tout connus.
Ce que l'on écoute dès lors est bel et bien de la musique "médiévale" jouée par des artistes contemporains (dont la mémoire culturelle ne saura jamais se départir du buldozer dixneuvièmiste)... c'est donc de la musique contemporaine car il ne faut pas oublier qu'avant l'élan passéiste qui a étreint l'Europe du XIXè siècle, la musique était un art profondément contemporain qu'on ne cherchait pas à conserver lorsque le compositeur disparaissait. Après la mort de Bach, on a simplement cessé de le jouer.
Seul ce qui est écrit nous parvient, et le sublime malheur de la musique c'est qu'en tant qu'art temporel et évanescent, elle n'est nulle part, elle est partout, mais pas sur la partition.