Or ce texte est bien particulier car hautement polémique. Il n'émane pas d'un hypothétique porte-parole des paysans mais provient d'une seigneurie ecclésiastique contre une autre, laïque.
Voilà l'histoire :
La seigneurie ecclésiastique du Mont-Saint-Michel est en butte aux revendications patrimoniales de celle, voisine, du vicomte Osbert, seigneur de Fontenay-Pesnel. Les moines se sentent menacés et l'un d'eux écrit, à la suite d'un document qui recense les revenus de l'Abbaye dans les paroisses de Verson et de Bretteville (près de Caen) en 1247, un réquisitoire en 235 vers qui commence ainsi (traduction) :
"A Dieu et par l'intermédiaire de saint Michel
Qui est le messager vers le roi du ciel
Je me plains de tous les vilains de Verson
Et d'Osbert ce vilain félon :
Il veut déshériter saint Michel"
Il n'a pas de titre et on l'appellera satire ou complainte ou chanson. Il est question de la situation des vilains pour s'en plaindre mais aussi les plaindre, supposément abandonnés dans une seigneurie laïque. Pour l'auteur, rien n'est comparable à la sécurité et la magnaminité d'une seigneurie tenue par des religieux. Or, pour affirmer son propos, il n'hésite pas à manipuler les chiffres de ce qu'ils doivent et fait une confusion évidente entre les redevances en sous manceaux et sous tournois. Or un sou tournois vaut deux fois un sou manceau.
Ecrit à la suite du censier officiel et réel, qui détaille les charges réelles, on peut comparer les deux et le censier paraît plus favorable aux contribuables.
On ne sait qui est l'auteur. Dans les derniers vers, l'auteur se signale en tant qu'"Estout de Goz", mais ce nom n'est pas connu par ailleurs et il doit être sans doute un nom de plume du moine qui l'a rédigé.
Ce texte a été exhumé des archives par un érudit local du nom de Léchaudé d’Anisy en 1837. Il a été repris ensuite en 1851 par Léopold Delisle dans l' "Etude sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au Moyen Age". Il ne restera pas longtemps inaperçu ! Dans la polémique entre catholiques et anti-cléricaux du XIXe siècle, le libéral Jules Delpit l'utilise comme preuve de l'historicité du droit de cuissage dans "Réponse d'un campagnard à un parisien, ou réfutation du livre de M. Veuillot sur le Droit du Seigneur" (1857). Parce qu'il y est question de cullage (une taxe au nom équivoque).
Les anti-cléricaux tenaient à discréditer l'Eglise (et la noblesse, et la monarchie) en présentant un Moyen Age obscurantiste, violent, sale, inculte, fanatique, "gothique" quoi, où les paysans, écrasés d'impôts et de charges étaient fort malheureux, situation générale et typique de la société d'ancien régime.
On évoque la querelle Delpit-Veuillot ici :
http://www.zetetique.ldh.org/cuissage.html
Ce texte, adopté comme arme polémique par le parti anti-clérical du XIXe, se retrouvera tout naturellement dans les cours d'histoire de la République, pour l'édification des petits français, avec la fameuse et fondatrice "Histoire de France" de Lavisse.
Dans certains manuels scolaires actuels il est même présenté en prose, ce qui accentue un caractère de document sérieux au lieu de sa forme originale en vers. D'autres l'attribuent étonnamment à Robert Wace, un poète normand du XIIème siècle ! Et jamais il n'est présenté aux élèves pour ce qu'il est.
L'historien Alain Boureau l'évoque dans son livre sur le droit de cuissage et dit clairement qu'il s'agit d'un texte de propagande monastique où l'auteur devait faire paraître les inconvénients d'une seigneurie laïque, plus dure et âpre au gain, sous-entendu par rapport à une seigneurie ecclésiastique.
«Ils doivent amener la pierre
Toutes les fois qu’on peut en avoir besoin
Sans protester ni faire opposition.
Toujours au four et au moulin
Ils sont plus asservis que des chiens.
Ils doivent ce travail toutes les fois
Que le seigneur veut faire bâtir.»
"Toujours au four et au moulin" Mmmh, ce serait pas l'origine de ta citation préférée, Thom S ?

Je trouve ce genre de faits assez grave. L'école devrait former des esprits cartésiens, en se basant sur des sources fiables et en leur lavant la tête des préjugés et des rumeurs populaires qui courent. Comment expliquer le fait que tant de gens encore croient dur comme fer à des fariboles comme le droit de cuissage, de grenouillage, etc, si ce n'est parce que l'Education Nationale ne fait pas son travail ? On ne forme pas des citoyens responsables en laissant colporter toutes sortes de fausses idées. Et ceci me paraît infiniment plus important que leur niveau en mathématiques.
Il y a un vrai problème français pour la vision de notre histoire. La césure reste 1789 et toute représentation d'une société avant la Révolution Française est systématiquement faite sous le jour le plus noir. Dans tous les films d'époque que j'ai vu, j'ai l'impression qu'il y a comme un sous-titre affiché en permanence : "vous avez vu , hein, comme on a drôlement bien fait de la faire, la Révolution ?".
Quand allons-nous nous réconcilier avec notre histoire, avec nous-mêmes ?
Site pédagogique de l'académie de Créteil.
http://ww3.ac-creteil.fr/hgc/spip/artic ... rticle=545