
"Douvres, 28 octobre 1066
Déjà deux semaines depuis Hastings! Derrière les fortifications de Douvres, les survivants de la bataille reprennent souffle.

Jamais, je ne pourrai me souvenir de tout, ni raconter en détail ce que j’ai vécu aux côtés de notre duc, comme porte-étendard.
J’étais fier de ma broigne et de ce bel attirail de cavalier, mais la peur du combat a vite pris le dessus, et je me demande encore comment j’ai pu passer entre les flèches qui volaient de partout ! Mère m’avait signé le front avec de l’eau bénite, et j’avais prié Madame Sainte Marie de nous protéger d’une mauvaise mort, c’est sans doute à cela et à l’étendard du pape, que je dois d’être encore vivant. Qui sait ?
Qu’est-ce que j’étais venu chercher sur ce champ de bataille ?
Certes, nous avons gagné, mais à quel prix !
En juin dernier, je ne savais pas encore que j’allais embarquer avec la flotte. L’été rayonnait de confiance, la mer promettait des merveilles. Dès que j’ai appris que notre duc rassemblait des navires non loin de Caen, dans l’estuaire de la Dives, je suis venu, car je n’aurai plus jamais l’aubaine d’admirer un événement si exceptionnel! J’étais si bien, à regarder les drakkars, comme un enfant admire ce qui le fait rêver. De là vient ma passion du dessin et des couleurs, non pas des bateaux, mais du rêve qui éclaire tout d’une autre lumière.
Dès mon enfance, je peuplais de mondes imaginaires tout ce que je pouvais trouver pour tracer: pierre, ardoise, terre, et parfois même, peau de cerf. Lorsque nous allions en charrette au bord de la Manche, il m’arrivait de m’accroupir et, à l’aide d’un bâton, de dessiner sur le sable mouillé, les coquillages vides rejetés par la marée. J’aimais portraire pêcheurs et bateaux, mais aussi les poissons tout frétillants ramenés dans des caissons.
Or donc, avec eux tous, je campe là, tout occupé à dessiner ces hommes qui s’activent avec leurs haches, herminettes, scies, et marteaux, pour terminer les coques, les mâts et la proue des drakkars. Depuis plusieurs mois, tout le duché travaille à ces constructions, retrouvant le savoir-faire de nos ancêtres, grands vikings devant Thor.
Nous venons de fêter le solstice d’été de l’an de grâce 1066. Parce qu’ils ont trouvé beaux mes dessins, de nobles seigneurs m’ont offert des peaux de qualité, pour que je puisse y représenter tout ce que mes yeux admirent sans se lasser. Sur tels cuirs si finement tannés et assouplis, mon charbon glisse comme étoile filante.
Mon frère aîné, Gerbold, avait toujours désiré entrer au monastère du Mont-Saint-Michel, et je l’entends encore me dire que je ne serais jamais cordier, ni forgeron, mais qu’il me voyait bien au scriptorium du Bec, comme moine copiste ! Gerbold, attiré par la vie des moines, n’imaginait pas vie plus aboutie que celle d’un homme qui donne sa vie à Dieu, alors que moi, je croyais travailler à la forge comme notre père.
Nous ne savions à quelle aventure je serais destiné, par la grâce de Dieu."